Entretien avec Olivier Bouba-Olga économiste, professeur à l’université de Poitiers
Territoires zéro chômeur de longue durée
« Il faut assumer que ça coûte plus cher que prévu »
17/09/2020
Mercredi, la proposition de loi de la majorité pour étendre l’expérimentation « Territoire zéro chômeur de longue durée » (TZCLD) a été adoptée en première lecture par les députés. Lancée pour cinq ans sur dix territoires pilote, elle devrait être ouverte à 50 territoires de plus.
Le postulat porté par ATD Quart Monde reste le même : « Personne n’est inemployable, il y a du travail et il y a de l’argent ». Et le principe est simple : l’argent déboursé par les pouvoirs publics pour les allocations chômage ou les prestations sociales comme le RSA peut être utilisé pour embaucher ces personnes en CDI, dans des entreprises à but d’emploi (EBE) dont l’activité ne doit pas être en concurrence avec les services marchands sur un territoire. Sans obligation pour les personnes privées d’emploi toutefois, car on tomberait alors dans une logique de workfare, soit l’obligation d’effectuer des tâches d’intérêt général pour toucher une aide sociale.
L’expérimentation est financée par l’Etat à hauteur de 18 000 euros par poste créé, à charge pour les EBE de compléter en générant du chiffre d’affaires. Alors que 120 territoires attendent aujourd’hui de pouvoir rejoindre l’expérimentation, les débats vont désormais se poursuivre devant les sénateurs qui examineront cette proposition de loi en octobre.
Les premiers résultats, qui ont fait l’objet d’un rapport intermédiaire fin 2019 , sont encourageants, et près de 800 personnes sont aujourd’hui employées dans une EBE. Mais certains, comme l’économiste Pierre Cahuc, membre du comité scientifique, dénoncent le coût du dispositif, plus élevé que prévu.
Retour sur le bilan et les enjeux de ce projet, avec l’économiste Olivier Bouba Olga, président du comité scientifique chargé d’évaluer l’expérimentation TZCLD.
Quel bilan de l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD) après bientôt quatre ans ?
Cette expérimentation a un effet très positif sur les bénéficiaires : le retour à l’emploi améliore leur situation professionnelle et personnelle. C’est ce que nous disions déjà dans le rapport intermédiaire rendu en novembre 2019. Ces effets positifs sont confirmés par la deuxième vague d’enquête, qui repose elle aussi sur une méthodologie où on compare les bénéficiaires à des personnes similaires de territoires témoins, très proches des territoires zéro chômeur de longue durée.
Les bénéficiaires renoncent moins aux soins et à toutes les dépenses de santé que les autres et leurs résultats en matière de bien-être déclaré sont aussi plus élevés. Il y a donc des effets directs et indirects très positifs pour les bénéficiaires. Ces résultats sont clairs, confirmés par les enquêtes menées et plaident pour la poursuite et l’extension de l’expérimentation.
L’économiste Pierre Cahuc, membre du comité scientifique que vous présidez, a dénoncé dans une tribune, le coût réel plus élevé que prévu pour les finances publiques. L’expérimentation coûte-t-elle plus cher que prévu ?
Pour dire cela, Pierre Cahuc s’appuie sur une mission Igas-IGF demandée par le ministère du Travail pour répondre à une question que le comité scientifique n’avait pas traitée, celle de l’évaluation du modèle économique. Le comité scientifique était favorable à cette mission dont elle partage le résultat, mais pas toujours l’analyse qui en a été tirée par la mission et par Pierre Cahuc.
Le rapport Igas-IGF met en évidence que, contrairement à ce qui était anticipé, l’expérimentation coûte plus cher à l’Etat que prévu. Les porteurs de l’expérimentation avaient calculé un coût par poste créé de 18 000 euros et un gain de dépenses sociales non réalisées (prestations comme le RSA, allocations chômage et externalités négatives résorbées) identique, de 18 000 euros. L’opération était donc censée être neutre pour les finances publiques. Le rapport Igas-IGF, lorsqu’il fait la somme de ce qui a été dépensé par les acteurs publics et le rapporte au nombre de salariés, obtient le chiffre de 25 000 euros par personne.
Du côté dépenses économisées, la mission, qui ne prend pas en compte les externalités positives, indirectes et diffciles à mesurer, aboutit à 14 000 euros par personne économisés en théorie par les acteurs publics. Est-ce bien le cas ? Sans doute pas, car d’une part, une partie importante (46 %) des bénéficiaires de l’expérimentation ne touchait pas de prestations sociales ni d’allocations à leur embauche dans l’EBE, donc l’Etat ou le département n’économise rien. D’autre part, le modèle économique devait être équilibré grâce au chiffre d’affaires des EBE. Il fallait qu’il atteigne 8 000 euros par personne, et on est pour l’instant plutôt à 3 000 euros, soit un déficit de 5 000 euros par tête. Soit au total, un coût supplémentaire par personne estimé à 9 000 euros au moins.
Que faut-il en conclure ?
C’est là que la plupart des membres du comité scientifique divergent de l’interprétation de la mission Igas-IGF et de Pierre Cahuc. Face à ce résultat, il y a en effet trois positions.
La première consiste à dire que l’expérimentation avait vocation à recruter des chômeurs de longue durée, que ce n’est pas toujours le cas, et qu’il y a donc un problème de ciblage. Il faut alors la repositionner sur les chômeurs de longue durée. C’est ce que défend Pierre Cahuc.
La deuxième position, celle du fonds d’expérimentation et des associations parties prenantes, consiste à contester le mode de calcul, en soulignant la nécessité de prendre en compte les externalités positives. Si on les intégrait, on aboutirait à un résultat neutre financièrement. Pour ces acteurs, il ne faut pas cibler sur la catégorie restreinte des chômeurs de longue durée, mais sur toutes les personnes durablement privées d’emploi. Il n’y a donc pas d’erreur de ciblage à corriger, mais une erreur méthodologique dans l’évaluation.
Le comité scientifique, en majorité, se démarque de ces deux positions. Nous ne contestons pas le choix méthodologique de l’Igas-IGF car les externalités positives sont très difficiles à mesurer – ce qui ne signifie pas qu’elles n’existent pas. Nous ne considérons néanmoins pas qu’il y ait nécessairement une erreur de ciblage : il se peut que l’expérimentation coûte plus cher que prévu en raison de l’importance du non-recours aux droits sociaux. Le public touché aurait droit aux allocations et prestations mais ne les demande pas. C’est pourquoi les finances publiques ne récupèrent pas autant que prévu :
elles n’économisent pas, puisqu’avec le non-recours, elles n’ont pas dépensé.
Mais ce n’est pas forcément grave, car ce sont des personnes qu’on remet dans le système, cela fait sens sur le plan de l’intérêt général. En revanche, nous nous démarquons du fonds d’expérimentation au sens où nous considérons qu’il faut abandonner la neutralité financière comme objectif. Le but doit être la réinsertion des personnes durablement privées d’emploi et la maximisation de ces effets pour les personnes, leur entourage et les territoires où elles se trouvent.
Quel est le surcoût acceptable ?
C’est aux politiques, députés et sénateurs, qui examinent actuellement la proposition de loi, d’en discuter et de faire des choix. On peut aussi considérer que si le chiffre d’affaires des EBE augmente substantiellement, on pourra s’approcher un peu plus de la neutralité financière, mais ce n’est pas le cas pour l’instant et il n’est pas sûr que cela soit possible, compte tenu de l’objectif de non-concurrence.
Si l’expérimentation est étendue, et je suis favorable à ce qu’elle le soit, mieux vaut ne pas se voiler la face et avoir conscience qu’il y aura un coût pour l’Etat. C’est un coût que l’Etat doit assumer pour remettre dans le système des personnes dont les trajectoires de vie sont souvent très compliquées.
L’idée de neutralité financière suggère une opération magique ! Il serait possible de supprimer le chômage de longue durée sans débourser un euro. Cela en recrutant tout le monde et que les personnes décident ce qu’elles veulent faire. C’est illusoire.
L’autre élément qu’on peut mettre en regard de ces considérations, c’est le coût du plan de relance, 100 milliards d’euros, dont 35 milliards dédiés à la cohésion sociale et territoriale, où les territoires zéro chômeur de longue durée ne sont pas mentionnés, alors qu’on aurait pu imaginer qu’ils fassent partie de ce volet.
Autre comparaison : le coût des emplois créés par le Crédit impôt compétitivité emploi (CICE), transformé en exonération pérenne : à 40 milliards d’euros, cela signifie 200 000 et 300 000 euros par emploi créé. On est loin du coût (même majoré) des emplois territoires zéro chômeur de longue durée.
La proposition de loi qui prévoit l’extension des TZCLD est en discussion depuis mardi dernier à l’Assemblée nationale. Vous avez été auditionné par les commissions aux affaires sociales de l’Assemblée et du Sénat. Quelles sont vos recommandations ?
Le comité scientifique est favorable à une extension de l’expérimentation à un nombre de territoires restreint et sufisamment matures. La proposition de loi, dans sa première version, évoque 30 territoires supplémentaires, un amendement a porté ce nombre à 60.
Nous avons beaucoup débattu sur cette question et n’avons pas souhaité nous prononcer sur un chiffre, mais insister sur la nécessité pour les territoires d’être prêts. Cela parce que les premières EBE ont parfois rencontré des problèmes dans la mise en œuvre. C’est pourquoi la prudence nous paraît de mise. Nous sommes favorables à l’objectif d’exhaustivité à terme, mais il faut que les territoires se donnent le temps de monter en puissance, de prendre le temps de recruter, de trouver l’activité en face, et de mettre en place un management intermédiaire.
Vous évoquez des problèmes dans la mise en œuvre. Quels étaient-ils ?
Le fonds d’expérimentation au niveau national a voulu aller vite et atteindre rapidement l’exhaustivité, c’est-à-dire l’embauche sur un territoire donné de toutes les personnes privées durablement d’emploi. Certaines entreprises sont passées très rapidement d’une dizaine à une cinquantaine, voire une centaine de salariés. Or en termes d’encadrement, une telle croissance n’est pas simple à gérer.
En outre, en recrutant très vite, il n’y avait pas toujours l’activité en face. Certes, sur le papier, l’idée de partir des compétences des personnes pour trouver l’activité à développer est séduisante. En pratique, ce sont davantage des logiques de compromis qui prévalent, où l’on tient compte de la demande. Le décalage entre croissance rapide de la masse salariale et le manque d’activité a pu entraîner localement un certain désœuvrement. De ce point de vue, il y avait parfois des tensions entre le comité local et le directeur de l’entreprise à but d’emploi : le premier voulait que les recrutements aillent vite, tandis que le directeur alertait sur le manque d’activité.
Tout cela dans un contexte où les personnes recrutées ont souvent des trajectoires de vie compliquées où s’ajoutent à la privation d’emploi des problématiques périphériques. Cela implique des besoins d’accompagnement et de formation, et donc des financements et des procédures. Par exemple, comme les personnes recrutées ne sont plus inscrites à Pôle Emploi, elles ne peuvent plus bénéficier des formations financées par la région. Or, les besoins sont réels. Il y a là toute une série d’ajustements à faire.
Qu’entendez-vous par « territoire suffisamment mature » ?
Nous avons identifié plusieurs critères qui pourront être utilisés dans le cahier des charges pour le choix des territoires. Déjà, que ces territoires arrivent à mettre autour de la table tous les acteurs locaux, c’est-à-dire les autres agents économiques qui peuvent se sentir en concurrence, comme les acteurs de l’insertion par l’activité économique (IAE). Et ne pas oublier les représentants des entreprises privées car il y a un enjeu à ce que certaines personnes des EBE aillent ensuite vers l’emploi classique. Et enfin les collectivités locales, communes, intercommunalités, départements et régions qui peuvent répondre aux besoins de formation et d’accompagnement. On pourrait imaginer par exemple qu’un territoire candidat ait des lettres d’intention de la région sur le financement de la formation.
Un autre signe de « maturité » est que le territoire soit dans des logiques de coopération,nque les acteurs travaillent bien ensemble, qu’il n’y ait pas de conflits.
La question du financement doit aussi être prise en considération. Comme je l’ai dit, cela coûte plus cher que prévu, à la fois en termes de formation, d’accompagnement sur des questions périphériques à l’emploi, mais aussi pour l’activité, que ce soit le financement des locaux et l’investissement dans des machines. Ces besoins n’ont pas toujours été bien identifiés par les premiers territoires. Il faut en avoir conscience et qu’il y ait des engagements formels des territoires en plus de ce que l’Etat et les départements apportent. Ce peut être par exemple une commune qui met à disposition des locaux pour l’EBE.
Enfin, il y a la question de l’encadrement intermédiaire, qu’il faut là aussi anticiper. Nous sommes de ce point de vue un peu en désaccord avec le fonds d’expérimentation qui était sur une logique très horizontale, sans hiérarchie et donc sans management intermédiaire.
Sur le terrain, ce schéma ne fonctionne pas très bien. Nous plaidons pour des modes d’organisation moins innovants.
Quelle est la durée souhaitable pour expérimenter ?
On cite souvent Mauléon dans les Deux-Sèvres et Pipriac en Ille-et-Vilaine comme territoires modèles. Ils avaient déjà réfléchi depuis deux ou trois ans avant le lancement de leurs EBE. Il faut sans doute compter entre cinq et dix ans. Si l’expérimentation est relancée pour cinq ans, nous aurons un recul de dix ans sur les dix premiers territoires. Nous sommes favorables à ce que les territoires entrent au fil de l’eau, avec un fort degré de préparation. Dans ce cas, on peut espérer qu’au bout de cinq ans, on voie clair sur où ils en sont.
Comment les entreprises à but d’emploi ont-elles résisté au confinement ?
C’est une question très importante, à laquelle nous n’avons pas encore de réponse. Les équipes sont actuellement sur le terrain. Nous aurons des éléments en octobre.
Ce que l’on peut dire d’ores et déjà, c’est que le contexte de crise économique violente est favorable à l’extension : il faut utiliser toute la palette des solutions possibles pour aider les chômeurs et les territoires. On a également assez de recul sur les dix premiers territoires pour voir que l’impact sur les personnes est très positif, et pour identifier un ensemble de problèmes de mises en œuvre sur lesquels les nouveaux territoires vont pouvoir être vigilants.
L’écueil n’est-il pas que cela se fasse au détriment d’autres publics ? Territoires zéro chômeur de longue durée n’a pas vocation à répondre à toutes les personnes éloignées de l’emploi.
Oui, ce sont des logiques de compromis qu’il faut trouver. Il faut réussir à soutenir les besoins de formation et d’accompagnement notamment sans pénaliser les autres acteurs et les autres publics. C’est tout l’enjeu que de trouver sur un mode collaboratif les bons équilibres. Certains territoires réussissent très bien à mettre en œuvre cette division du travail entre les publics et les acteurs. Pour cette raison, il serait utile et souhaitable d’affiner l’évaluation pour comparer TZCLD à d’autres dispositifs comme certains de l’insertion par l’activité économique (IAE), ce qui n’a pas encore été fait.
Sur la généralisation éventuelle, je partage l’analyse du fonds d’expérimentation. Si cela fonctionne, l’enjeu n’est pas de généraliser à tous les territoires, mais qu’ils aient un droit d’option : que ceux qui pensent que ça peut être une réponse puissent mettre en œuvre cette solution. C’est à mon sens une façon très séduisante d’envisager les expérimentations, qui permet de dépasser certaines limites de : « on expérimente, si ça marche, on généralise », alors que souvent, cela achoppe au moment de la généralisation.
On pourrait expérimenter contre le chômage un ensemble de réponses, et on obtiendrait ainsi une palette de solutions où piocher. C’est très puissant en termes de fabrique de la politique publique. Evidemment, on peut objecter qu’il y a rupture d’égalité entre les territoires. Néanmoins, je trouve cela pertinent à l’heure actuelle d’insister sur les possibilités de différenciation territorial
- Inspection générale des affaires sociales et Inspection générale des finances.
- Un agent exerce une externalité lorsqu’il crée, par son activité, un effet externe en procurant à autrui, sans contrepartie monétaire, une utilité ou un avantage de façon gratuite (externalité positive), ou au contraire une nuisance, un dommage sans compensation (externalité négative).
PROPOS RECUEILLIS PAR CÉLINE MOUZON
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